Le respect des principes démocratiques n’est pas à géométrie variable

Nous avons beaucoup écrit sur les retraites, les E3C etc.. En tâchant de garder le cap d'une certaine rationalité et honnêteté dans la présentation des faits. Nous vous proposons ci-dessous un texte plus personnel, bien qu'assumé collectivement, autour de la période que nous vivons.

Des tensions partout. Des intimidations. Des pressions. Des locaux d’organisations syndicales ou politiques envahis. Des violences, y compris et même parfois notamment policières. Des insultes, si souvent homophobes. Ce vocabulaire : « lutte », « conflit », « camp», « traitre », « collabo ». Et puis un matin, le feu devant le lycée.

Voici le spectacle auquel nous devrions nous habituer. Qui serait un mal nécessaire pour « réformer », selon certains. Dont il faudrait se féliciter selon d’autres, en attendant « l’arrêt total du pays » comme le prophétisent certains tracts.

Que vaut une démocratie lorsque l’on n’accepte pas d’être en minorité ?

Trop d’acteurs montrent depuis bientôt deux mois que leur conception de la démocratie est à géométrie variable. Que ses principes ne valent d’être respectés que lorsque la majorité, les décisions ou le pouvoir sont dans leur sens. Mais que vaut une démocratie lorsque l’on n’accepte pas d’être en minorité ?

L’écoute, le respect, la tolérance, le refus de la violence comme moyen d’expression ou de répression sont-ils négociables ?
L’expérience démocratique se résume-t-elle à choisir un camp ?

Déjà certains disent que la violence n’est pas là. Qu’elle est uniquement le fruit de l’action de l’autre.
On nous expliquait ainsi récemment que la « vraie violence » c’était d’accepter de négocier.

Comment alors ne pas penser à cette phrase d’Emmanuel Carrère : « Le totalitarisme […] consiste, là où les gens voient noir, à leur dire que c’est blanc et à les obliger non seulement à le répéter mais, à la longue, à le croire bel et bien. »

A celles et ceux qui nous répètent, rabâchant les propos de funestes philosophes, que cette violence est saine, qu’elle seule permet d’avancer, nous répondons que l’être humain peut et doit faire mieux, que par la politique il doit justement chercher à produire du commun pour dépasser le conflit et la violence. Et que s’il n’y arrive pas il aura sans doute bien mérité de disparaître, ce qui après tout risque de ne pas tarder. La négociation, le compromis, ne sont pas des faiblesses, ce sont des forces.

Certains souhaitent, par la violence, faire advenir l’ère d’un Peuple, unique, uniforme et à la place duquel on peut parler. Ils le font parfois avec de beaux objectifs, d’égalité notamment.
Mais ce faisant, comme l’Histoire l’a si souvent démontré, ils témoignent plutôt du fait qu’ils ne valent pas mieux que ceux qu’ils souhaitent remplacer. Et qu’ils n’ont pas compris que de tels moyens ne pourraient permettre de parvenir à de telles fins. 

La seule avancée depuis le début de ce mouvement a été le retrait de l’âge pivot pour les personnes nées avant 1975. Elle n’a été possible que parce qu’une solution a été proposée par un des acteurs, la CFDT, et que celui-ci a accepté de faire un pas, de prendre un risque, en suggérant de travailler à une piste de remplacement plus juste pour la mesure proposée.
La partie de ce côté-là est encore loin d’être gagnée. Beaucoup diront que ce n’est qu’une broutille. Allez le dire aux milliers de personnes qui dès 2022 risquaient de devoir travailler 6 mois, 1 an, 2 ans de plus. D’autres, se croyant intelligents, y voient le fruit de quelque magouille. Lorsque la logique nous échappe il est tellement plus aisé d’en reconstruire une plus simple, plus manichéenne dans laquelle on se sentira plus à l’aise.

Les derniers diront que cette avancée a été permise uniquement par le contexte de lutte sociale. En partie sans doute. Mais il nous semble bien compliqué de revendiquer l’obtention de quelque chose que l’on n’a pas demandé.

Pourtant, si chacun acceptait de réfléchir, de penser un peu contre soi… On verrait par exemple que cette histoire de réforme des retraites est loin d’être aussi simple que beaucoup ne le croient.
Qu’une réforme pourrait être juste socialement et redistributive, notamment pour les bas salaires. Que la défense de certaines corporations, minoritaires et parfois même privilégiées n’a pas de sens pour des gens qui se proclament du côté de l’intérêt commun et de la justice sociale. Mais aussi que vouloir faire travailler plus longtemps des « seniors » qui d’ores et déjà sont massivement touchés par le chômage n’a aucun sens socialement et économiquement parlant.

Pour cela il faudrait accepter de se coltiner au réel. De se battre, non pour le retrait et le statu quo, mais pour tout ce qui reste à obtenir pour arriver à une réforme positive :
pour les femmes, sur la pénibilité, sur les carrières hachées, sur l’âge d’équilibre, pour les carrières des fonctionnaires qui ont peu de primes.

La situation de l’Education Nationale n’est guère différente par bien des aspects. On préfère y vivre dans quelques mythes savamment transmis de générations en générations plutôt que d’y affronter la réalité. Le ministère, coincé entre sa volonté de réformer à la hache et celle, tout de même, de ne pas faire trop de bruit, y a conçu une délicieuse absurdité administrative que les historiens de l’Education pourront étudier goulûment. Ces E3C ne sont ni le bac, ni le contrôle continu.

Ils sont le pire des deux et suscitent donc légitimement oppositions et inquiétudes.

Y voir la fin du bac national et la matrice de toutes les inégalités n’a cependant aucun sens. Ce bac national a-t-il déjà existé ? Existait-il encore ? Et protégeait-il qui que ce soit ?

Nous voilà tout de même rassurés à l’idée que jusqu’à cette année les élèves de Bondy, Champigny ou Nangis n’étaient victimes d’aucune inégalité scolaire par rapport aux élèves de Louis Le Grand par la magie de l’examen national. Il est sans doute plus aisé de s’attaquer et se disputer quant aux modalités d’examen plutôt que de regarder franchement ce qui produit les inégalités. Plus aisé de casser le thermomètre plutôt que de soigner la maladie. De pointer Parcoursup plutôt que les classes prépa ou les grandes écoles.

Le ministère récolte aujourd’hui en bonne partie ce qu’il a semé. Il a méprisé, ignoré. Il est désormais méprisé et ignoré. Plus personne ne le croit même quand il se veut porteur de bonnes nouvelles.

Certains ne le croiront pas, même quand les bonnes nouvelles seront sur leur feuille de paye. A trop avoir crié au loup sur les hausses de rémunération depuis des mois voire des années sans aucun signe tangible, plus personne ne croit le ministre quand réellement il souhaite s’y coller. Surtout qu’il le fait avec les hésitations et le flou habituel. Quand c’est flou il y a un loup, et nous revoilà au point de départ.

Mais laissons les loups et revenons à nos moutons initiaux. Qui souffre aujourd’hui des blocages, des grèves, des problèmes de transport ? Sans doute surtout celles et ceux pour lesquels on « se bat » : les plus précaires, auxquels, d’un côté comme de l’autre, on n’a, comme d’habitude, pas pensé à demander leur avis. Et puis le service public, pourtant déjà bien attaqué de toute part et qui ne ressortira pas grandi de la période aux yeux de celles et ceux qui en ont tant besoin. Le privé n’en attendait sans doute pas tant.

Pour que l’on sorte de cette période, il faudrait que chacun comprenne qu’il n’y a pas de honte, mais plutôt beaucoup d’honneur et de courage à faire un pas.
Que l’écrasement tant souhaité de l’adversaire n’arrivera pas et que quand bien même il arriverait, on ne construit pas grand-chose de positif sur l’anéantissement.

Personne aujourd’hui ne peut se prévaloir de représenter la majorité. Encore moins une majorité propre à écraser l’autre. Les enquêtes d’opinion, celles qu’on utilise uniquement quand elles apportent les nouvelles souhaitées, le disent uniformément : la défiance est majoritaire, tant vis-à-vis du gouvernement, des partis politiques que des organisations syndicales.

L’adversaire est là à côté de nous. Nous vivons avec tous les jours. Et le propre de la démocratie est de nous donner les moyens de vivre ensemble malgré nos désaccords et nos différences. Il y a loin, de la réalité à cet idéal. Mais cet idéal vaut encore d’être porté. Il est sans doute le seul qui puisse nous sortir du guêpier dans lequel nous sommes et de s’attaquer collectivement aux défis qui sont face à nous. Car pendant que ça brûle devant nos lycées, la planète brûle elle aussi.

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