Éduquer à la Vie Affective et Relationnelle (et Sexuelle à partir du collège) : à Noisy le Sec, cela commence dès la Maternelle. Charlotte Vinson (sage-femme) et Charlotte Cazes (assistante sociale) ont accepté de nous parler de leur travail avec les équipes enseignantes et les parents.
À Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis, une initiative unique a vu le jour : le programme PLUME, un dispositif innovant de prévention des violences sexuelles dès l’école maternelle. Porté par des professionnelles de santé et de l’action sociale, soutenu par la ville et l’Éducation nationale, ce projet repose sur une conviction forte : il faut agir tôt pour protéger les enfants, déconstruire les stéréotypes et créer une culture commune du respect et du consentement.
Nous avons rencontré Charlotte Vinson, sage-femme spécialisée en santé sexuelle, et Charlotte Cazes, responsable de l’unité de prévention en santé publique à Noisy-le-Sec, pour un entretien où elles retracent la genèse du programme, ses étapes clés, ses défis et ses perspectives.
Genèse d’un projet inédit
Comment est né ce projet de prévention des violences sexuelles en maternelle ?
Charlotte Vinson :
« Cela fait plus de dix ans que je travaille sur la santé sexuelle, et quatre ans que je suis à Noisy-le-Sec. Au départ, mes consultations portaient sur la contraception, les IST, les questions de genre, d’orientation sexuelle, mais aussi le dépistage systématique des violences. Très vite, deux patientes m’ont profondément marquée. Elles avaient autour de 55-60 ans et m’ont confié, à une semaine d’écart, avoir subi des violences incestueuses très jeunes. Elles me disaient que cela avait détruit toute leur vie : relations amoureuses, amicales, familiales… J’ai ressenti une forme de révolte. On faisait un travail nécessaire d’accompagnement, mais on intervenait toujours après coup. Je me suis dit : éthiquement, on ne peut pas continuer à réparer sans chercher à prévenir le plus tôt possible.
Quand j’ai vu les statistiques – 22 % des violences sexuelles sur mineurs commencent avant 5 ans –, j’ai compris qu’il fallait intervenir en maternelle. Attendre le collège, comme c’est souvent le cas pour les séances d’éducation à la vie affective et sexuelle, c’était déjà trop tard pour beaucoup d’enfants. »
Charlotte Cazes :
« Quand j’ai pris mes fonctions de responsable de l’unité de prévention, j’ai immédiatement adhéré à cette idée. Mon parcours d’assistante sociale m’avait montré à quel point les violences avaient des effets dévastateurs sur le long terme. Nous avons donc décidé de construire un programme structuré, avec des partenaires multiples, pour agir dès la petite enfance. »
Construire un projet collectif
Comment avez-vous posé les bases de ce programme ?
Charlotte Vinson :
« Nous avons travaillé de façon très collective. D’abord avec un enseignant de maternelle qui m’a aidée à adapter les séances : durée, outils pédagogiques, façons de capter l’attention des enfants. Puis avec la ville, les services de protection de l’enfance (CRIP, PMI, ASE), les élus, les directions municipales. Très vite, l’Inspectrice de l’Éducation Nationale, Madame Fleury, a été partie prenante. Elle a validé les contenus et pris la responsabilité de les assumer face aux parents. Cela a rassuré les enseignants : ils savaient qu’ils n’étaient pas seuls.
Nous avons aussi passé beaucoup de temps à réfléchir à la question des parents : comment leur expliquer le programme, anticiper leurs réactions, obtenir leur adhésion. C’était une vraie inquiétude. D’où l’idée des Cafés des familles dont on parlera après. »
Charlotte Cazes :
« En parallèle, nous avons travaillé à harmoniser les procédures de protection de l’enfance. Les enseignants, animateurs, directeurs d’école n’avaient pas tous les mêmes réflexes sur ce qu’est une information préoccupante, un signalement. Le projet PLUME a été l’occasion de créer une culture commune, de mettre en place des groupes de travail et de clarifier les process. »
Les trois piliers du programme
Concrètement, comment se structure le programme PLUME ?
Charlotte Cazes :
« Nous avons défini trois grands axes :
- Former les professionnels : enseignants, animateurs, personnels de cantine, ATSEM, directeurs de centres de loisirs… Tous ceux qui côtoient les enfants doivent savoir ce que sont les violences, comment accueillir une parole, quels sont les signes d’alerte, à qui s’adresser. Car un enfant ne choisit pas à qui il parle : cela peut être un animateur, une dame de cantine, un gardien. Il fallait donc un socle commun de connaissances et de réflexes.
- Impliquer les parents : avec les Cafés des familles. Avant chaque cycle d’intervention en classe, nous réunissons les parents pour leur expliquer le programme, les outils, les objectifs. Ils posent leurs questions, expriment leurs craintes. Nous déconstruisons les idées reçues (“on sexualise les enfants”, “on apprend à se masturber”…). Nous expliquons que nous parlons de respect du corps, de consentement, d’émotions, pas de pratiques sexuelles.
- Intervenir auprès des enfants : quatre séances en grande section de maternelle, très ludiques et adaptées, autour des émotions, de la bulle d’intimité, des parties du corps, des adultes de confiance, des interdits. Chaque séance est accompagnée de supports visuels, de livres jeunesse, de jeux, et suivie d’activités relais avec les enseignants. »
Des séances adaptées aux tout-petits
Pouvez-vous décrire ces séances avec les enfants ?
Charlotte Vinson :
« La première séance aborde les émotions. On distingue les émotions soleil (agréables), nuages (désagréables) et méli-mélo (mitigées). On lit un album, La bulle de Miro, qui illustre le respect de l’espace personnel. Les enfants apprennent qu’ils savent eux-mêmes ce qu’ils ressentent, que leur ressenti est valable, même face à un adulte.
La deuxième séance porte sur le corps. On fait des puzzles pour nommer les parties du corps, y compris les parties intimes avec les mots justes : pénis, vulve, testicules, seins. L’idée est de lever le tabou : ce sont des mots d’anatomie, pas des gros mots. On explique que ces parties sont intimes, qu’on peut les toucher soi-même mais pas les montrer, et qu’aucun adulte n’a à les toucher en dehors des soins.
La troisième séance aborde les adultes de confiance : comment reconnaître un adulte qui protège, qui respecte ta bulle, et à qui parler en cas de problème.
La quatrième séance met en pratique avec des petites scénettes, des jeux de rôle. Les enfants apprennent à dire non, à demander avant de toucher, à identifier les gestes interdits. »
Charlotte Cazes :
« Après chaque séance, on laisse des affiches dans la classe, on propose aux enseignants des activités relais, et on remet aux parents un petit compte rendu. Cela évite que l’enfant rentre à la maison sans savoir expliquer ce qu’il a fait. Les parents peuvent relancer la discussion. C’est un travail de continuité, pas une action ponctuelle. »
Réactions des enseignants, des parents et des enfants
Comment le programme a-t-il été accueilli sur le terrain ?
Charlotte Vinson :
« Nous craignions beaucoup les réactions parentales. Finalement, elles sont très minoritaires. L’an dernier, sur quatre écoles maternelles, nous avons eu une seule opposition franche. La plupart des parents repartent convaincus après les Cafés des familles. Certains témoignent même que cela a changé leurs pratiques à la maison : ne plus obliger l’enfant à faire un bisou pour dire bonjour, réfléchir aux différences de traitement entre filles et garçons…
Les enseignants sont aussi très positifs. Certains étaient au départ réticents, mais après avoir assisté aux Cafés ou aux premières séances, ils sont devenus de vrais partenaires. Une maîtresse, farouchement opposée au début, est devenue une alliée après nous avoir vues travailler. »
Charlotte Cazes :
« Les enfants, eux, intègrent très vite. Un exemple concret : au début, ils nous faisaient des câlins spontanés sans demander. Au fil des séances, ils se mettent à demander : “Est-ce que je peux te faire un câlin ?” Et ils attendent la réponse. C’est un petit signe, mais révélateur d’un apprentissage du consentement. »
Évaluer l’impact
Peut-on mesurer les résultats de ce programme ?
Charlotte Vinson :
« C’est difficile d’avoir des indicateurs quantitatifs, surtout en maternelle. Les questionnaires validés en recherche sont trop longs et inadaptés. Nous avons donc plutôt des retours qualitatifs : amélioration du climat de classe, changements de comportements (plus de respect de l’intimité), enfants qui identifient plus facilement leurs adultes de confiance.
Certains parents nous disent que ça a changé leur vision de l’éducation. Des enseignants rapportent que les discussions se poursuivent dans la salle des maîtres, dans les familles. C’est une diffusion progressive, une capillarité qui dépasse la seule classe. »
Charlotte Cazes :
« L’enjeu est aussi de donner confiance aux professionnels. Quand un enfant parle, il faut que la première personne qui l’écoute sache quoi faire. Si l’accueil est mauvais, l’enfant peut ne plus jamais se confier. Nous avons donc autant travaillé sur la prévention que sur la détection et la prise en charge. »
Les défis rencontrés
Quelles ont été les principales difficultés ?
Charlotte Vinson :
« Le manque de moyens humains, d’abord. Nous ne sommes que deux à intervenir sur toute la ville. Or la loi prévoit 21 séances d’éducation à la sexualité sur le parcours scolaire, mais sans budget dédié, c’est impossible. Nous faisons au mieux avec nos ressources.
Ensuite, il y a eu la peur des parents. Beaucoup craignaient qu’on “sexualise” les enfants. Nous avons dû déconstruire ces peurs, expliquer que parler de respect du corps et d’intimité n’était pas intrusif mais protecteur. »
Charlotte Cazes :
« Enfin, il y a la question de l’articulation entre institutions : ville, Éducation nationale, associations, protection de l’enfance. Ce sont des hiérarchies, des financements, des cultures différentes. Réussir à les faire travailler ensemble, ce n’est pas simple, mais c’est ce qui fait la force du projet. »
Perspectives et diffusion
Quelles sont les prochaines étapes pour le programme PLUME ?
Charlotte Vinson :
« Nous aimerions l’étendre à toutes les écoles maternelles de la ville, puis à d’autres communes. Nous travaillons aussi sur des supports adaptés aux plus petites sections, et sur un suivi au primaire. L’idée est de créer une continuité éducative : que l’enfant retrouve ces notions tout au long de sa scolarité. »
Charlotte Cazes :
« Nous souhaitons aussi renforcer l’évaluation scientifique du programme, pour documenter son impact et convaincre d’autres collectivités. Et bien sûr, continuer à former les professionnels : enseignants, animateurs, personnels municipaux, parents. Car la prévention, ce n’est pas seulement quatre séances, c’est une culture à diffuser partout. »
En conclusion :
À Noisy-le-Sec, le programme PLUME illustre ce que peut produire une alliance entre santé, éducation et action sociale. En s’attaquant aux violences dès la maternelle, en impliquant enseignants et parents, en formant tous les adultes de l’entourage, il crée une dynamique collective et une culture commune du respect.
Pour Charlotte Vinson et Charlotte Cazes, l’objectif est clair : « Protéger les enfants, leur donner des outils pour reconnaître et dire non, et construire une société où les violences ne sont plus une fatalité. » Reste maintenant à ce que l’Education nationale soit aussi volontaire pour déployer les programmes d’EVAR.S en laissant aux personnels l’intiative.